La Société est une association d’associations. L’individu est lui-même une société, membre de plusieurs sociétés. Il n’y a pas d’association et d’individu libres, mais des individus et des associations stratégiques. Famille et libre association ont tendance à s’exclure dans certaines situations. En fait, la famille est une libre association dont la stratégie de reproduction est particulière. Associations, situations et stratégies se déterminent mutuellement. Toute association est libre dans la mesure où elle peut se composer étant données une situation et une stratégie.
Dans un contexte de croissance de la consommation, le mythe occidental de la «libre association» a pris dans les anciennes sociétés de subsistance[1] caractérisées par un enracinement productif superficiel et par le concours de certaines institutions. Y domineront un secteur d’exportation et un secteur de subsistance. Le mythe de la «libre association» est conforté par la croyance que la croissance démultipliera la consommation au point d’assurer la consommation individuelle de l’ensemble des biens dont dépend l’individu. La société et le marché assurant à l’individu l’ensemble des biens nécessaires à son autonomie, l’individu peut alors subsister sans dépendre d’une consommation collective et de la solidarité familiale. Il est étroitement associé au mythe de l’histoire comme progrès et celui d’une croissance permanente.
Disjonction de la production et de la consommation …
Dans mon expérience de septuagénaire, cela commence avec les études gratuites qui défont le rapport entre le travail et les études au sein de la famille. Les études ne sont plus un investissement du travail, elles se développent indépendamment et à priori (« formation initiale »). Ce qui a conduit à certains bénéfices sociaux, une certaine redistribution des positions sociales, mais aussi à des effets négatifs sur la productivité sociale (désarticulation du rapport du travail et des études). La dépense publique va entretenir cette séparation en amont (formation initiale) et en aval avec l’emploi public et l’urbanisation soutenus par un système de sécurité sociale (gratuité de la santé, système de retraite). Se juxtaposent alors un travail importé et un travail local dont le premier tend à se substituer au second au lieu de le féconder. La mécanisation ne sera pas le résultat simultané d’une rationalisation du travail social et d’une assimilation du travail importé par le travail local.
Le marché des produits importés et l’emploi public, grâce au pétrole, s’interposent entre les individus et les familles, ils créent une offre et une demande qui dissocient la consommation des ménages de leur production. Ce qui soutenait la famille – la propriété et la consommation, après s’être transformées, soutient l’individu et la libre association : de collectives elles sont devenues individuelles, privées. La dissociation familiale se développe avec la multiplication de nouveaux liens d’interdépendance émanant des nouveaux centres de production et de consommation. La famille séparée de la production, composée de salariés, ne perdure plus qu’en tant que centre de consommation. Elle se dissociera en ses éléments individuels avec le développement de la consommation individuelle de biens durables. L’association familiale comme unité de consommation collective prendra alors fin.
… des relations personnelles et impersonnelles …
Là où le principal employeur est l’État, où ce sont les importations qui font le marché national, le type de famille dominant ne se compose plus que de salariés. Là où c’est un marché entretenu par de nombreux producteurs indépendants, la famille intègre les nouveaux liens d’interdépendance. Elle a ses clients et ses fournisseurs. Là où le marché et l’État dominent l’activité, les relations familiales doivent se soumettre à des relations impersonnelles. Mais là où le marché et la dépense publique sont faibles, les relations sociales mêlent les relations personnelles et impersonnelles de façon intense selon les situations[2].
Il y une différence entre relations impersonnelles et relations de droit. Le Droit suppose une certaine généralisation des relations impersonnelles et une complémentarité favorable des relations personnelles à leur égard. Antagoniser les relations personnelles et impersonnelles n’a fait que favoriser une petite partie de la population sur le reste. Les relations impersonnelles n’ont pu être favorables qu’à une minorité. Les relations personnelles et impersonnelles ne s’opposent pas pour s’exclure, elles se substituent et se complètent. Elles ont prises l’une sur l’autre. Les relations personnelles pour s’étendre et se soutenir ont besoin des relations impersonnelles. Les relations impersonnelles sont des relations personnelles régularisées, confiées à des automatismes qui épargnent de distinguer entre les personnes pour le bien de chacune. Le développement du réseau d’interdépendances et la complexification de la machine sociale ne peuvent s’effectuer sans le support solide des mécanismes. Mais un tel réseau ne peut être vivant sans être tendu par des relations d’une autre nature. Les relations impersonnelles ne peuvent être que le véhicule de ce qui passe d’un centre de transformation à un autre, d’une personne à une autre. Quand les relations personnelles et impersonnelles sont antagonisées, les relations impersonnelles ne peuvent se généraliser, des complémentarités favorables et défavorables s’installent dans des espaces circonscrits, les complémentarités favorables s’établissant dans des espaces circonscrits, celles qui sont défavorables plus généralement. Une minorité dominante peut abuser de la complémentarité favorable des deux types de relations avec le risque de la voir se transformer en complémentarité défavorable[3]. Le Droit dans un tel contexte d’antagonisation ne peut être alors que d’un usage discrétionnaire et répressif.
… de l’État et de la Société
Dans un contexte où le mythe de la «libre association» imprègne l’ensemble de la société par le travail d’un certain nombre d’institutions gagé sur une interposition disjonctive du marché et de l’État entre l’individu et la famille, un problème se pose : comment du travail de disjonction du lien social au niveau des familles est-il transformé en travail de conjonction au niveau global de la société ? Comment la fabrique d’individus séparés peut-elle faire une Société comme réseau de réseaux d’interdépendance qui s’auto-entretient ? La transformation a besoin d’opérateurs institutionnels appropriés. On voit la différence d’approche d’un État surplombant et transcendant la société : il s’imagine pouvoir la défaire et la composer, projeter une bipolarisation de la société autour de l’individu et de l’État en instituant le salariat et un système de sécurité sociale. Avec la surimposition de l’ordre public à l’ordre social, on change de plan. On a disjoint État et société avec un État qui tire ses ressources hors de la société, de la nature et du monde.
On retrouve le même problème que précédemment. On a voulu disjoindre relations personnelles et relations impersonnelles pour instituer, on a voulu séparer État et société pour faire cette dernière par le premier. C’est bien ce qui altère le fonctionnement d’ensemble ; il y aura toujours des relations personnelles dans les relations impersonnelles et de la société dans l’État ; ce n’est pas leur coexistence qui est un problème c’est leur non-congruence. C’est leur complémentarité et leur substituabilité qui importent. En vidant les relations impersonnelles des relations personnelles, les relations sociales s’assèchent et perdent de leur vitalité. S’il faut comparer la société à une machine, ce serait alors une machine vivante. État et société sont l’un dans l’autre, ils se complètent et se substitue l’un à l’autre. La substitution d’un pôle par un autre ne peut pas se faire exclusion définitive. Comme le mort et le vif dans toutes choses, il y a de la mort dans la vie pour que la vie puisse se renouveler, il faut que des choses meurent pour que d’autres naissent. Faire équipe par exemple, c’est faire collectif telle une machine inerte et tel un corps vivant; c’est mettre du vivant dans le mécanique ; c’est faire corps telle une seule personne, c’est mettre du singulier dans le général.
C’est la séparation de la société et de l’État qui, du dysfonctionnement, conduit au désordre. Combattre le désordre (établir la paix) est la priorité de la société, mais elle ne peut le faire qu’en l’ordonnant et non pas en supposant l’éliminer là où il apparait. Elle ne peut le combattre réellement qu’en amont du processus de sa formation ; en aval, elle ne peut qu’en atténuer les effets. Et le combattre en amont c’est l’ordonner. Le combattre en aval, c’est redistribuer le revenu et mettre en prison. Le désordre, c’est ce que la société ne peut pas contrôler absolument, c’est ce qui lui échappe : le Tout qui la comprend. Elle ne peut se considérer toute puissante. Elle s’efforce seulement de l’extérioriser et de mieux y naviguer. L’ordre dans le désordre c’est ce qui fait du désordre un désordre avantageux. Pour une société, l’ordre est un désordre intérieur avantageux. Ordre et désordre ne s’exclut pas, il se complète et se substitue. La Société construit son ordre dans le cours mondial des choses qu’elle ne maitrise pas. Elle y navigue. Quand le désordre est favorable à une partie seulement de la Société, ou du Monde, l’ordre ne peut être préservé que s’il tend non pas à s’étendre, mais à transformer favorablement le désordre. Il faut cesser de connoter le désordre de la seule manière négative, il est ce qui permet à l’ordre de se renouveler, de s’adapter au cours changeant des choses.
J’en profite pour relever qu’il ne faut pas confondre demande d’ordre et demande d’État, largement confondu dans l’esprit de l’individu séparé. Leur identité suppose une bipolarisation effective de la société entre l’individu et l’État. Bipolarisation effective qui ne peut se construire sur les seules relations impersonnelles d’individus séparés, mais seulement en substitution et complémentarité avec la bipolarisation autour de l’individu et de la famille pour faire de la Société une association d’associations et non une collection d’individus séparés gravitant, ordonnés, autour d’un Centre qui s’imposerait. Tout individu est association, composante et composée, toute individuation est relation et stratégie, individuation dans une situation, tendant à, tendu par.
Bipolarisations de la société
Avec le nouvel horizon individuel proposé par la croissance et la société salariale, l’ancienne société de subsistance est confrontée à une désynchronisation sur plusieurs plans. Tout d’abord entre les attentes des individus et leurs capacités : croissance plus rapide des premières sur les secondes ; atomisation de la société plus rapide que la capacité d’intégration du marché ; fabrication de diplômés plus grande que le nombre d’emplois. Les individus séparés se multiplient, se séparent du groupe familial, sans la capacité de faire pour chacun, groupe social et société, le processus de division de la société, les processus d’individualisation, n’étant pas le fait du processus de division du travail. La désynchronisation relève du travail non complémentaire d’institutions différentes. Ce qui produit les travailleurs libres est indépendant de ce qui produit le travail, les processus étant désynchronisés.
Avec le mythe de la «libre association», la société a vocation à se substituer à la famille dans la fonction de reproduction de l’individu, il s’appuiera sur la société et le monde plutôt que sur la famille devenue coûteuse. Dans les sociétés postcoloniales où un tel mythe a prise[4], quand l’individu ne peut plus s’appuyer sur la société, il est gagné par le monde, sur lequel il devra s’appuyer s’il en a les moyens. Lorsque les individus qui parviennent à faire groupe familial et social n’arrivent plus à tenir ceux qui n’y parviennent pas, la structure sociale est déstabilisée. Les individus en excès ne peuvent subsister que s’ils peuvent compter sur le monde. Ils se noient souvent pour le gagner ; quand ils y parviennent, ils s’y égarent nombreux et ne retrouvent pas le chemin du retour.
Le mythe de la « libre association » a pour modèle une société bipolarisée par l’opposition individu société : il correspond effectivement à la société de la classe moyenne supérieure. Avec la société de subsistance, ce mythe envisage la transformation d’une société basée sur un modèle de bipolarisation de la société autour de la famille et de l’individu à celui basé sur une bipolarisation de l’individu et de la société. Cela suppose une transformation s’effectuant sur le mode d’une substitution non complémentaire : mettre la Société à la place de la famille, libérant ainsi l’individu de la famille limitante. En temps de croissance continue, dépendre de la société plutôt que de la famille est peut-être plus avantageux pour l’individu que de dépendre de la famille et de la société, mais certainement pas en temps de décroissance. Et surtout pas quand la dépendance extérieure de la société risque de conduire à une migration impossible. Changer de rapports de subordination (de la famille à la société, de la société au monde) peut être avantageux, mais limiter les rapports de subordination à l’avantage des deux parties, est certainement plus sûr.
Dans la société segmentaire, où prédominait le modèle basé sur la bipolarisation individu groupement familial, la substitution et la complémentarité des groupements familiaux n’aboutissait ni à la formation d’une société globale ni à une bipolarisation famille société ; dans la nouvelle société qui en est issue, les liens d’interdépendance familiaux se décomposent, mais ne composent pas des liens d’interdépendance sociaux. L’opposition individu famille ne se redouble pas d’une opposition famille société[5]. Au départ de la période postcoloniale, la famille a complété l’individu[6], le mythe de l’« association libre » aidant, l’individu s’est substitué progressivement à la famille, dans les têtes seulement pour les uns, dans les faits pour d’autres. L’individu n’a pas complété la famille en retour pour faire de son réseau, un réseau de réseaux familiaux, une Société. La Société s’est ainsi privée d’une dynamique de construction par le bas, de l’occasion de se faire Association d’associations familiales et non familiales. En se séparant de la famille, l’individu salarié a appauvri la famille en même temps que ces conditions de reproduction échappaient aux réseaux d’interdépendance internes de la Société (dépendance extérieure).
L’opposition entre famille et « association libre » n’est active que lorsque cette dernière tend à se substituer à la famille, quand elle se révèle plus efficiente socialement. Mais une telle configuration est déterminée par une histoire plus ou moins longue. Dans des sociétés comme la Chine où la famille, urbaine depuis longtemps, a survécu à de nombreuses turbulences politiques et économiques, et s’est révélée comme une instance de renouvèlement du système politique, elle s’est acquis une profondeur que ne connaissent pas les anciennes sociétés de subsistance. La famille n’a pas connu les mêmes épreuves ici et là. Dans les sociétés de subsistance où le système de sécurité sociale moderne s’est implanté avec le salariat, il s’est facilement substitué à la solidarité familiale quand il a pu s’étendre suffisamment. Avec la crise du système de sécurité sociale, la famille qui a été fragilisée ne peut faire son travail complémentaire, elle ne peut plus venir en soutien à l’individu. Alors, la société et les familles ne peuvent plus retenir leur jeunesse.
Travailler (contre salaire) pour le marché et compter sur le système de sécurité sociale, tend à rendre caduc l’interdépendance familiale. Non dans le cas où il s’agit d’accumuler dans le temps. C’est avec le sujet de l’accumulation que se pose la question de l’agent de l’accumulation que peut être la famille, que celle-ci se définisse de manière élargie ou restreinte. Sans système de sécurité sociale, le groupement familial reste le pilier de la solidarité sociale. L’Occident ne comprend pas la Chine qui continue de s’appuyer, bien que devant restreindre sa taille, sur la famille pour l’investissement et la solidarité. C’est la Société qui compte sur la famille et non l’inverse, l’individu sur la Société.
Dans la société de subsistance, le marché n’est pas absent, il est marginal. Le producteur produit sa consommation et échange son surplus sur le marché pour en obtenir une consommation dont ne dépend pas sa subsistance. L’existence de producteurs spécialisés (forgerons, bouchers) ne remettait pas en cause cet ordre général où l’on produisait pour soi. La nature du rapport du producteur au marché change, lorsque l’État le contraint à produire plus (impôts et taxes) et que le marché lui offre des moyens de production en mesure de produire davantage. Commence alors son intégration au marché et à la Société. Il s’attachera alors aux promesses du marché et de l’État. Mais faire du producteur un salarié est une autre affaire, il faudra plus pousser à la concentration de la propriété qu’à l’intégration des producteurs dans le marché. La concentration de la propriété est la véritable malédiction qui transforme la bénédiction des ressources naturelles en malédiction.
Dans un type de société moderne, la subsistance de l’individu passe entièrement par le marché et la redistribution étatique. Dès lors que la production est séparée de la consommation, que le producteur doit produire pour le marché afin d’en obtenir sa consommation, la dépendance de l’individu change, de familiale elle devient sociale et mondiale. L’individu dépendra alors plus ou moins de sa société et du monde. Il dépendra beaucoup du monde et peu de sa société ou peu du monde et beaucoup de sa société, selon que sa consommation, sa subsistance, dépend beaucoup du monde ou de sa société. Lorsque la dépendance au monde est extrême, il quittera sa société pour dépendre d’une autre société. Il ira aux marchandises qui ne viennent plus à lui, nonobstant le fait que la circulation des personnes n’est pas égale à celle des marchandises.
Association et stratégie.
La famille c’est l’indivision, l’indivision au-delà d’une certaine division du travail exigée par la complexité des interdépendances de la vie sociale, au-delà d’une certaine répartition du produit du travail. La libre association peut commencer avec le mariage. La famille en s’incorporant un élément extérieur, introduit une altérité et engage une confrontation avec le monde extérieur. Cette altérité peut s’avérer disjonctive ou conjonctive. Disjonctive, si l’on a une définition restreinte de la famille et si le choix du conjoint ne relève pas d’une stratégie familiale autre que de consommation ; conjonctive, si l’on en a une définition élargie et si le choix du conjoint relève d’un choix stratégique autre que de consommation.
La modernisation avec le mythe de l’individu émancipé de ses dépendances s’est attachée à combattre l’indivision alors qu’il s’agissait de la protéger. L’indivision n’exclut pas la division, la complexification de la machine sociale, au contraire, elle permet à cette dernière de s’étendre sans se rompre.
Si la famille se réduit aux parents immédiats, si les rapports d’autorité familiaux ne correspondent plus aux rapports d’interdépendance sociaux, ce décalage peut conduire à une dissociation familiale. Dans ce cas, l’appartenance ou la non-appartenance du conjoint au milieu de l’individu n’a pas d’importance. Avoir des enfants alors ne consiste en général qu’à consolider le couple comme unité de consommation et non à pérenniser la famille. La famille s’identifie alors à une libre association de consommateurs, tendue par une stratégie de consommateurs. Une consommation collective perdure par les avantages qu’elle procure par rapport à la consommation individuelle, lorsque les biens durables, le logement en particulier, sont inaccessibles pour chaque individu.
Si la stratégie familiale est identifiée à celle d’une entreprise, la préférence pour l’investissement sur la consommation est décisive. Il faut plus de ressources pour l’investissement, de l’épargne ; la non-transformation de l’épargne individuelle en investissement collectif met en cause la stratégie d’investissement. La libre association est ici association de ressources en vue d’investir et d’entretenir une entreprise. L’entreprise familiale peut employer ses membres et verser salaire sur les revenus de l’entreprise. Les membres de la famille seraient comme les actionnaires et les employés. Dans un deuxième temps, ils pourraient être seulement des actionnaires, leurs profils ne correspondant plus à ceux exigés par l’entreprise. Dans un troisième temps, ils pourraient être des actionnaires seulement intéressés par le rapport financier de leurs actions et non plus par la pérennité de l’entreprise familiale et ses rapports. L’indivision familiale prend fin, la famille cède la place à l’individu, à l’intérêt personnel. Comment un individu qui ne peut préserver une solidarité familiale, peut-il préserver une unité nationale ? On avait répondu : la foi dans une idéologie ; on dira aujourd’hui dans une mythologie. La première a fini par se désincarner, la seconde finira par se dé-couvrir.
Au départ de la petite entreprise familiale, on peut imaginer que les membres de la famille sont comme les actionnaires et les employés de l’entreprise familiale. La famille ayant fait le choix de l’investissement collectif afin de disposer des ressources nécessaires au lancement de l’entreprise. On peut considérer qu’elle aurait pu être l’héritière du fellah qui produisait sa consommation, s’il n’avait pas été dépossédé de ses terres et de sa capacité d’association. Au lieu de consommer ses produits, il « consommerait » et investirait son produit marchand. L’unité de la consommation et de la production aurait été préservée à l’intérieur du marché, à l’échelle de la famille et de la société.
L’industrialisation et le paradigme familial
À la fin du colonialisme, le pays a opté pour une industrialisation forcée ; au bout du compte, il a fabriqué une armée de travailleurs consommateurs. L’industrialisation publique a injecté une masse écrasante de travail salarié. Elle a créé une masse subordonnée caractérisée par une forte propension à consommer, non incitée à épargner, l’investissement étant affaire publique exclusive. Le pouvoir politique règne désormais sur un peuple de consommateurs auquel il doit soumettre sa politique, la forte propension à consommer s’imposant dans le cours des choses. Pour diversifier l’économie, autrement dit consommer sa production, dans un tel cours, demande beaucoup de courage.
L’industrialisation a importé des usines et leurs machines, mais pas les professionnels qui vont avec elles en amont et en aval. Ceux qui les fabriquent restent en dehors des travailleurs qui les utilisent. L’industrialisation a consommé du travail étranger, mais n’a pas amélioré la capacité du travail local, ce dernier n’ayant pu apprendre du travail étranger. Avec la production de masse s’est séparé le producteur du consommateur, avec l’industrialisation forcée, le producteur étranger s’est substitué au producteur local. L’État entrepreneur s’est fait initiateur et liquidateur parce qu’il n’a pas initié une classe d’entrepreneurs, de consommateurs producteurs. Le sujet économique subsiste en tant que pur consommateur grâce aux ressources naturelles publiques. L’industrialisation n’a pas consisté en incorporation du travail étranger dans le travail social, elle a consisté en une substitution du travail étranger au travail local. Éviction plutôt qu’incorporation. Quand les producteurs étrangers ne pourront plus entretenir les consommateurs nationaux, se trouvera-t-il parmi ces derniers des consommateurs producteurs nationaux qui prendront le relai des producteurs étrangers ? Le consommateur pourra-t-il épargner, devenir actionnaire des entreprises, dont de l’échange de la production desquelles il pourra obtenir sa consommation ? La consommation pourra-t-elle devenir consommation productive et consommation de production nationale ? Remettre les choses dans cet ordre, effectuer une telle conversion réversion demande une planification et une longueur de temps.
Si au lieu du travail salarié, l’entreprise familiale avait été le paradigme de l’industrialisation, la séparation marchande de la production et de la consommation, se serait accompagné d’une incorporation du travail étranger dans le travail familial et non de la substitution de ce dernier par le premier. La société aurait investi dans l’entreprise avec toutes ses ressources, elle se serait faite société apprenante. Apprendre du monde et donner au monde auraient été ses devises. Elle aurait attaché sa consommation, son niveau de vie à sa capacité de production, à son savoir-faire. Le capital financier produit de l’exportation des ressources naturelles (capital naturel) aurait financé la formation d’un capital fixe et d’un savoir-faire. L’entreprise familiale préserve l’unité de la production et de la consommation au sein de l’économie marchande. Le salariat en fait l’affaire d’employeurs importateurs de machines à sous et finalement importateurs de marchandises tout court. La formation du capital fixe et l’accumulation du savoir-faire ne sont pas leur affaire. Là aussi, l’entreprise familiale a été décriée (tout comme l’indivision) au lieu d’être érigée en prérogative générale. Au lieu de pousser à l’association (“Associez-vous !”), on a poussé à la dissociation (cherka halka).
Avec l’essoufflement du salariat, le paradigme de l’entreprise s’étend dans le corps social. Mais il y a une différence entre les sociétés où le paradigme de l’entreprise est central et celle où il a un rôle auxiliaire. Celle où il a un rôle central sont marquées par la forte présence des petites et moyennes entreprises à côté de grandes entreprises qui ne sont pas moins familiales, au contraire de celles où il sert d’auxiliaire, qui de surcroit sont marquées par une domination de grandes entreprises qui sont comme les héritières d’entreprises impériales.
Mais pourquoi l’accumulation de puissance a-t-elle besoin de la famille et en quoi consiste vraiment la famille ? Peut-on parler de famille en général ou seulement de familles au pluriel ? Il n’y a ni famille ni association libre en général. Il y a des associations et des situations, des associations et des stratégies. Lorsque l’on envisage la famille dans sa définition élargie avec son système d’alliances et non plus seulement dans sa filiation, la famille est alors un nœud dans un réseau de réseaux de plus ou moins grande importance. Les interdépendances actuelles sont à la fois globales et locales. La question devient, la subsistance et la puissance de la famille dépendent de l’étendue et de la part prise par le réseau auquel elle appartient dans la société et dans le monde. La solidité du réseau dépendant elle-même de celles du marché, de l’État et du monde.
Pour conclure. La «libre association» que l’on oppose à la famille est un mythe pour entretenir la majorité de la population dans une certaine atomisation salariale sous le règne d’un certain nombre de familles capitalistes, pour soumettre des stratégies de consommateurs à la stratégie collective de producteurs. La famille ne disparait pas pour faire place à l’individu dans la bipolarisation de la société, son nombre minoritaire ne renseigne pas de sa place marginale, elle est condition de sa place centrale. Ce qui soutient sa centralité, c’est sa capacité à faire graviter autour d’elle les atomes libres que sont les individus séparés, c’est sa capacité à se constituer en noyau central de la société. Ce n’est donc pas la bipolarisation individu société qui seule organise la société, mais aussi en son sein, celle de la famille et de la société. Solidarité familiale et solidarité sociale se partagent la solidarité selon les circonstances. Le mythe entretient une fausse unité de la société, celle qui fait tenir une masse d’individus par un cercle restreint de familles … tant qu’individus et familles y trouvent leur compte. Lorsque cela ne se peut plus l’atomisation de la société se retourne de principe d’ordre en principe de désordre.
[1] Je parlerai indifféremment de sociétés de subsistance et de sociétés segmentaires; lorsque je les distinguerai, ce sera pour insister sur l’aspect économique ou sociopolitique. Ce que j’appelle le mythe occidental de la «libre association» suppose une définition abstraite de l’individu et fait croire que l’individu peut compter sur lui-même. L’individu abstrait est le corollaire de la Société abstraite de la Nature. Il peut s’abstraire du monde et de la société, comme la société s’abstrait de la nature.
[2] Je conseille ici la lecture de l’article de J.-P. O. de Sardan (2004). État, bureaucratie et gouvernance en Afrique de l’Ouest francophone. https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2004-4-page-139.htm
[3] De régulières campagnes anti-corruption sont alors nécessaires pour nettoyer les réseaux de la gouvernance publique des obstructions de la personnalisation privatisation du pouvoir.
[4] La prise a d’autant été plus aisée qu’elle a été favorisée par le succès de la lutte de libération nationale et l’espoir d’une Révolution qui nous ont fait croire aux promesses de libération du monde et à ses mythes.
[5] J’entendrai désormais par opposition substitution et complémentarité quand je ne parlerai pas d’opposition radicale.
[6] Voir les travaux de Claudine Chaulet, dont la terre, les frères et l’argent, OPU, 1987.