La fin d’une hégémonie

Spread the love

Il faut désormais penser entre la Chine et l’Occident, et pas seulement, pour pouvoir se penser dans le monde. L’Occident persiste à ne vouloir penser le monde qu’à travers lui-même. Avec la mondialisation et la globalisation des échanges, une hégémonie culturelle occidentale du monde était inévitable. Selon le postulat fondamental de cette culture, il n’y aurait qu’une nature et des cultures dont l’une serait destinée à supplanter les autres. Cependant, une hégémonie n’est pas inéluctable et aucune hégémonie n’est éternelle; un certain équilibre entre les cultures est possible, la centralité d’une culture ne faisant pas automatiquement son hégémonie. La culture mondiale qui ne saurait se résumer à une seule culture, tout comme la production matérielle mondiale, déplace ses centres de gravité pour se renouveler. Lorsqu’il y a hégémonie, comme cela était le cas avec la culture occidentale, les cultures ne vivent pas toutes de la même manière une telle hégémonie, certaines y trouvent l’occasion de se renouveler rapidement, d’autres plus lentement, car aucune ne meurt définitivement.    

Hégémonie culturelle

L’hégémonie culturelle occidentale a émergé d’une sécularisation de la société chrétienne de classes avec la révolution scientifique. Dieu a créé le monde, s’en est retiré après y avoir déposé des lois pour le gouverner, ainsi peut-on poser son postulat fondamental. La Science pouvait prendre alors le relai de la Religion. Avec la nouvelle foi, la nouvelle énergie (le charbon), le monde ne put résister à l’Europe guerrière qui le conquiert et le soumet. L’Europe subjugue le monde et s’efforce de le construire à son image. Après avoir gagné le monde entier, le déclin s’amorce. De son sein, d’autres cultures qu’elle a gagnées renaissent. Elles ont su s’approprier de ses ressources et se renouveler. Il n’y a pas d’identité culturelle dans le sens où toute culture vit et meurt des ressources des autres cultures. Quand une culture se fige dans une identité, commence son déclin. Toute culture a une propension à s’étendre, mais parce qu’elle tend à se suffire, comme tout corps particulier, elle connait un essor et un déclin. Il y a les cultures qui s’enrichissent, se complètent des ressources des autres cultures (essor) et il y a celles qui s’appauvrissent, perdent leurs ressources (déclin). Les premières disposent d’une culture cohérente (des ressources qui font corps) en mesure de se renouveler en s’incorporant les ressources des autres cultures, les dernières ne le peuvent plus. Le Phénix doit alors renaître de ses cendres.

Bref, il y aurait comme des cultures englobantes, « comprenantes » et « infusantes » et des cultures englobées, « comprises » ; des cultures comprenantes en essor ou en déclin, des cultures comprises en essor ou en déclin. Les cultures « comprenantes » en essor s’assimilent les ressources d’autres cultures et s’épanouissent, les cultures « comprenantes » en déclin ne s’assimilent plus les ressources extérieures et s’ossifient. Les cultures « englobées » en déclin régressent et les cultures englobées en essor assimilent ce qui fait la force des cultures englobantes et progressent. Il faut probablement distinguer entre une culture centrale et une culture hégémonique par le rapport horizontal ou vertical qu’une culture entretient avec les autres cultures. La culture hégémonique défait les autres cultures pour s’en approprier les ressources, mais raréfiant ses ressources, elle ne peut s’étendre indéfiniment. La culture est centrale par sa position dans les échanges, avec elle, les différentes cultures échangent leurs ressources sans qu’elles s’y résorbent. La centralité peut alors passer d’une culture à une autre sans grande rupture. À la différence de la culture hégémonique, la culture centrale n’est pas unique.

Ce que j’appelle culture ici, c’est la culture matérielle et immatérielle qui fait la cohérence des comportements, des institutions et des pratiques sociales. Elle constitue un ensemble de ressources locales et mondiales cohérent. Avec la globalisation, la prégnance de la culture occidentale dans l’ensemble des institutions, des pratiques et des comportements est patente. La culture occidentale a gagné le monde entier, imposante par sa supériorité technique et scientifique. Mais une telle culture, à mesure que sa domination s’est étendue, a révélé ses capacités pratiques d’intégration en même temps que ses limites dès lors qu’elle s’est attachée à des centres … dans un monde qui se décentre. Elle tend à s’assimiler les ressources des autres cultures, elle s’efforce de les intégrer, mais refuse de se transformer dans ce processus d’intégration, elle s’obstine à préserver ses postulats et ses centres de gravité. Elle s’épuise de vouloir se reproduire à l’identique et épuise le monde de vouloir le produire à son image.   

Le monde partage les croyances du conquérant pour s’approprier ses forces, pourrait-on paraphraser Ibn Khaldoun. Dans ce travail d’assimilation, toutes les sociétés n’auront pas la même capacité d’appropriation, de « digestion ». La « digestion » des sociétés dont la culture a été extrêmement fragilisée sera longue, parcourue de fréquents spasmes. Comme c’est souvent le cas pour les sociétés qui ont subi une colonisation séculaire. Ce travail d’assimilation n’ira pas au-delà d’un mimétisme des élites qui sera d’autant plus stérile que leur fonds culturel sera faible. La copie restera plus mauvaise que l’original tant que le fonds manquera.

Après avoir été subjugué par les sociétés européennes, le reste du monde qui s’est approprié ses croyances n’a pas pu en obtenir le même résultat qu’elles : l’idéologie de la Science a gagné le monde, mais pas ses laboratoires. La distance entre les pratiques sociales et les laboratoires scientifiques était inégale d’une société à une autre. Trop grande en Afrique pour que les pratiques sociales puissent s’assimiler les laboratoires scientifiques et suffisamment petite pour pouvoir l’être en Extrême-Orient. L’énergie fossile a détruit le fragile continuum du travail social en Afrique, elle a rapidement trouvé sa place dans le travail humain en Extrême-Orient. Ainsi, l’idéologie de la Science a pris la place des croyances en Afrique sans que s’y instaure une pratique sociale expérimentale. En Extrême-Orient, les croyances sociales ont reflué et accepté ce qu’elles devaient accepter : l’épreuve des pratiques scientifiques. Mais elles ont su refaire corps en leur faisant place. Le Japon, société féodale apparentée de ce point de vue aux sociétés européennes, fut la première société non européenne à parcourir et réduire la distance entre les pratiques scientifiques et les pratiques sociales, le travail mécanique et le travail humain.    

Les sociétés qui ont échoué à s’approprier les pratiques scientifiques européennes n’ont donc pas réussi à renouveler leurs pratiques sociales. Elles ont voulu se construire à partir du néant, elles ont renié les pratiques qu’elles devaient transformer. Elles ont échoué à assimiler les pratiques des puissances conquérantes. Sans fonds, on ne peut accumuler, seulement être assimilé. Une culture ne résiste pas à l’hégémonie d’une autre culture, elle va y chercher des forces et se transformer à son contact ; c’est dans l’assimilation des ressources du conquérant, qu’elle cherche à se renouveler ; elle dépérit en partie et renaît en partie au sein de cette culture dont elle finit par prendre plus de ressources qu’elle ne lui donne. Cette culture amorce  alors  son essor. Les sociétés postcoloniales d’abord « comprises » par la culture occidentale, n’ont pas pu à leur tour « comprendre » rapidement la culture occidentale, obtenir d’elle ce qui faisait la force des sociétés occidentales : la pratique scientifique. Il leur a fallu faire les frais d’un développement sans laboratoires pour commencer à comprendre leur situation et à s’interroger sur leur fonds propre.

Il faut bien voir qu’une culture n’est pas simplement humaine, elle est d’abord celle d’un milieu biophysique. Elle est celle d’un milieu biophysique et humain. Tout comme l’économie ne se résume pas à des flux monétaires, mais d’abord à des flux physiques. La révolution industrielle ne peut pas être dissociée du milieu physique européen qui a fourni la première énergie fossile : le charbon. Elle a été le résultat de croyances en prise avec un milieu biophysique. Le milieu où l’homme croyait pouvoir se rendre maître de la nature, la mettre en esclavage, puissamment aidé en cela par l’énergie fossile. Ces croyances et cette énergie feront de l’homme une puissance géologique, mais un bien mauvais maître de la nature.

En matière d’unité du milieu biophysique et humain, construisons un exemple caricatural à l’ère de la crise climatique : la Mauritanie est au bord de l’eau (l’océan atlantique) et du feu (le désert), elle peut tirer l’eau de (celle qui monte dans) l’océan avec l’énergie qu’elle tire du soleil (qui surchauffe son territoire): l’industrie mondiale peut y trouver un autre avenir, elle qui ne peut plus compter longtemps sur l’énergie fossile. Il faut se rappeler que sans énergie fossile pas de révolution agricole européenne. La nouvelle agriculture a déjà ses germes dans quelques « potagers » de l’agriculture actuelle ou quelques laboratoires expérimentaux de l’agronomie. Ces semences qui ne trouveront pas leurs marchés dans l’agriculture carbonée pourraient trouver meilleur accueil ailleurs. Pour les pays du Sud, un nouveau cycle commence : il ne s’agit plus d’imiter, mais d’emprunter des innovations qui marchent. Dans le fonds des puissances scientifiques, il y a comme des trésors cachés. Certains pays pourraient prendre le relai des pays du Nord, en donnant des marchés à des innovations du Nord qui n’y « prennent » pas. Ces graines de « potagers » du Nord pourraient bien devenir les semences de l’agriculture vivrière au Sud. Il faut se rappeler que la pomme de terre qui a nourri le travailleur de la révolution industrielle est une plante étrangère. L’agriculture future sera donc très différente, elle  devra être décarbonée et faire avec un climat instable. Elle devra faire avec une économie importante d’eau et d’énergie, mais elle voudra en utiliser le plus possible pour nourrir la population. Le coût de « production » de l’énergie deviendra plus élevé, mais il faudra toujours disposer de la plus grande quantité d’énergie possible. La compétition mondiale y veillera.

Neutralisation interne de la violence et démonopolisation externe

L’hégémonie culturelle occidentale est sans conteste en sciences sociales et humaines, ses théories de la société et de l’État imprègnent la pensée politique mondiale. Il faut remettre la pensée au travail dans son milieu. Dans leur mimétisme, les sociétés postcoloniales ont pris la séparation du travail intellectuel et expérimental comme une donnée, des institutions l’ont instaurée : on va d’abord à l’école puis on va travailler ensuite, même si c’est pour au bout du compte ne pas trouver de travail. Il faut être privé d’esprit pour prendre ainsi les choses du mauvais bout, il faut vouloir prendre l’échelle par le haut plutôt que par le bas.

La construction de l’État par le monopole de la violence est une réalité occidentale, la théorie de Max Weber est une théorisation de la société de classes. La lutte de classes, celle des guerriers européens, est à l’origine de l’érection des États-nations européens. Elle est la réalité d’une société guerrière. Ce n’est pas la lutte de classes entre guerriers et paysans ou celle entre travailleurs et capitalistes qui fait l’histoire (K. Marx), mais la lutte entre les classes qui dominent le monde et se disputent son partage. La stabilité de l’État-nation européen est vraiment acquise quand l’Europe tourne ses regards vers l’extérieur.

Tout commence avec la monopolisation de la violence par une classe sociale. Ensuite pour développer ses ressources, consolider son monopole, la classe sociale étant son territoire, se bat contre d’autres classes guerrières. Elle ordonne son territoire et ses ressources sous le principe d’une loi transcendante. Elle construit la société par le haut, le monopole de la violence garantissant l’application de la loi. La Justice est d’abord celle du roi, puis des juristes du roi. Le droit légalise des rapports de forces entre les classes sociales, établit un fonctionnement régulier de la société. La classe dominante concède des droits aux autres classes pour affermir son pouvoir, accroître son emprise sur les ressources mondiales. Un tel processus de monopolisation de la violence n’est pas reproductible dans les sociétés postcoloniales qui résultent d’un partage du monde par les puissances européennes. La fin de leur contrôle direct ne met pas fin à l’état de division du monde qui a permis et permet de préserver leur monopole de la violence. Il faut rappeler que la puissance militaire n’est pas indépendante de la puissance industrielle, elle est sa pointe dure. Industrie civile et industrie militaire se supportent.

L’État de droit européen s’est ainsi construit sur le monopole de la violence. « La force doit revenir à la loi » entend-on dire, évacuant ainsi l’autre versant de la réalité. Une telle maxime ne signifie pas que la loi est instaurée avant la force, mais que la force ne peut se renouveler que si la loi a la force. Et la loi a la force quand la loi nourrie la force, permet son accumulation. Il y a loi d’un côté et force de l’autre, mais pas l’une sans l’autre et pas sans faire boucle. Il faut que des rapports de forces se stabilisent pour que le droit puisse en fournir les règles. La régulation des sociétés postcoloniales est incapable de stabiliser le rapport des forces  comme il est incapable de fournir à la force militaire ses nécessaires forces industrielles ; la société ne pouvant assurer sa sécurité alimentaire et sanitaire, la sécurité  tout court ne peut être garantie.

Dans une société où la différenciation de classes reste inaboutie, il n’y a pas de classe dominante et de monopolisation de la violence, et ceci ne va pas sans cela. L’État ne peut pas alors être un centre détenteur du monopole de la violence ordonnateur des rapports sociaux. La stabilisation des rapports de forces au sein de la société ne s’effectue pas sur une différenciation stable entre gens d’armes et gens sans armes, car ces derniers n’étant pas en mesure d’entretenir les premiers, ceux-ci ne trouvent pas alors les ressources pour subsister dans le système interétatique mondial.

La monopolisation de la violence est une réalité dans un processus qui organise la société autour d’un centre et déploie une force dans le monde. Le monopole est conquis par la société sur le monde encore faut-il pouvoir le conserver. Dans les sociétés postcoloniales, la monopolisation de la violence, la construction par le haut de la société qui s’ensuit, échoue parce que la monopolisation de la violence ne dispose pas d’une croissance suffisante des ressources qui permettent à un centre de contrôler un territoire, ses ressources et sa population. Si, par exemple, les ressources matérielles croissent moins vite que la population, un tel contrôle ne peut durer que s’il réussit à discipliner la société et à en faire une société compétitive. Faute de pouvoir engager la population dans la compétition internationale ou faute de ne pas pouvoir la protéger d’une telle compétition, la société qu’il ne tient plus dans son ordre, « fuira » par le bas. Les nations qui ne peuvent subsister dans la compétition internationale perdent leurs ressources matérielles et leurs populations.

Il faut abandonner la théorie de la construction de la société par le haut dans les sociétés postcoloniales parce qu’elle n’accorde pas à la société les ressources dont elle a besoin pour se protéger de la compétition extérieure. La construction par le haut requiert des ressources marchandes dont les sociétés postcoloniales ne disposent pas. La différenciation sociale qu’elle établit (des individus, des policiers, des juges et des avocats  pour le seul exemple de la sécurité) ne peut être soutenue. Dans le passé, les sociétés sans classes n’ont pas eu besoin d’une classe pour neutraliser la violence et s’ordonner ; l’état de droit n’est pas condamné à être associé à une monopolisation de la violence par une classe. Les sociétés postcoloniales ont besoin aujourd’hui d’une neutralisation de la violence dans la construction de la société pour épargner leurs ressources marchandes. La neutralisation de la violence peut s’effectuer avec le recours à de nombreuses ressources non marchandes. La prévalence de la théorie occidentale de la construction de la société par le haut enferme les sociétés sans classes sociales fondamentales (gens d’armes et gens sans armes) dans une lutte interminable autour de la monopolisation de la violence. Elle soustrait des ressources à sa compétitivité qui en a un besoin crucial. Car c’est de l’échange avec l’extérieur que ces ressources compétitives dépendent. Si les élites postcoloniales peuvent être considérées responsables de l’état de leurs sociétés, il faut reconnaître que c’est faute de rester attachées à des croyances, des institutions, des pratiques et des comportements qui perpétuent l’échec de leurs expériences et qui les mettent dans l’incapacité de faire l’unité complémentaire du politique et du militaire et la félicité de leur différenciation sociale. Le monopole de la violence légitime conquis sur le monde extérieur pour être conservé a besoin de dissocier la gestion de la violence interne de celle de la violence externe. C’est ce que montre l’exemple de la réussite de la Corée du Sud et de Taiwan qui a vu le jour sous le parapluie américain. Pas de compétition interne autour de la violence et sans que soit dissociée l’industrie civile de l’industrie militaire.

Processus de militarisation et de démilitarisation de l’administration sociale

Tant que la société ne pourra pas se défaire d’une administration militaire directe ou indirecte, le militaire ne pourra pas se consacrer à la protection d’un territoire valorisant ses ressources. Un approfondissement continu de la division sociale du travail assurant une croissance de la productivité est nécessaire pour assurer les ressources nécessaires à la protection et la valorisation des ressources d’un territoire. Les sociétés postcoloniales ont hérité du colonialisme l’administration militaire par la guerrequ’il leur a menée. Elles l’ont conservé parce que les élites sociales étaient imprégnées des croyances occidentales qui postulaient une opposition de la nature et de la société et une construction rationnelle par le haut de la société. On ne mettait pas en cause l’administration militaire qui avait dépossédé à l’origine les sociétés de leurs ressources. On ne fera pas de rapport entre le néocolonialisme et l’administration militaire indirecte de la société. Les militaires postcoloniaux ont seulement maintenant avantage à diversifier leurs donneurs d’ordres.

On considérait l’administration militaire comme un butin de guerre, un outil pour une transformation rationnelle de la société. Au lieu de considérer attentivement comment d’une militarisation de la société avec la guerre on peut passer à une administration où la division du travail ne serait pas enfermée dans une opposition du civil et militaire, mais où cette séparation interagirait dans un rapport complémentaire pour diversifier le continuum du travail social. On s’emploiera finalement comme à entretenir une caste. Sans une telle complémentarité productive de différenciation du travail social, la conservation du monopole de la violence est une fiction.  Il faut boucler le rapport civil et militaire et permettre à la boucle de s’élargir en faisant place aux instruments de puissance.

L’hégémonie culturelle occidentale a pérennisé la croyance qu’une administration militaire séparée de la société pouvait imposer à cette dernière une administration civile comme ce fut le cas pour l’Europe (monopolisation de la violence/État de droit). C’est ce processus de démilitarisation de l’administration de la société militarisée par la guerre qui a été malmené dans les sociétés postcoloniales par une division sociale du travail entravée. On a séparé le militaire de la société, puis on a vidé la société du combattant en transformant la société en élément passif. On a oublié que le militaire est le combattant par excellence (puisqu’il est prêt à donner sa vie pour sa patrie), le combattant de pointe d’un combat qui est celui de sa société ; qu’en temps de paix, il doit préparer la guerre, la société au combat, fourbir et faire fabriquer ses armes et entrainer d’autres combattants que le temps appelle et qui sont prêts à sacrifier leur temps et leurs biens. L’exemple contraire de pays comme Taiwan et la Corée du Sud, sous protection de la puissance mondiale américaine, montre que ces pays qui n’ont pas eu besoin de conquérir la violence sur le monde extérieur ont pu conquérir plus aisément leur part dans la production mondiale. Plus aisément seulement, donc non sans combat. Un contexte et un environnement radicalement différents, de ceux de la plupart des sociétés postcoloniales. L’Algérie ne pouvait pas être une autre Corée du Sud : un autre environnement international, un autre « armement ».

Transition, une notion clé de la pensée chinoise, aide à penser la transition chez nous. Il s’agissait pour nous de passer d’une administration politico-militaire de la société à une administration civile, entendons d’une division simple du travail à une division complexe. Ce processus a été mis entre parenthèses. On a surimposé des institutions, des organisations et des entreprises. On a copié et mal digéré. La séparation du politique et du militaire a été mal conduite, elle ne peut être le fait d’une volonté politique que si de celle-ci résulte une progression de la division sociale du travail. Elle n’a réussi ni là où la démocratie représentative a été choisie par les élites comme régime politique ni là où le régime d’une administration militaire indirecte a été retenu.

En général, c’est le rapport avec l’environnement mondial qui a décidé du régime (Corée du Sud ou Sénégal versus Algérie). Dans notre société qui a été conduite à l’indépendance par une direction politico-militaire, la séparation du politique et du militaire a abandonné son ancrage dans la division sociale du travail qui s’était instauré au cours de la guerre de libération. De l’ordre politico-militaire n’a pas émergé un ordre social disposant de ses propres règles pouvant se transformer au gré de l’évolution du cours des choses. On a surimposé des institutions. Je me souviens du procureur imposant une langue arabe à un public berbérophone en remplacement d’un commissaire politique de l’ALN d’origine locale pourtant efficace. La différenciation du politique et du militaire a été conduite par une armée extérieure portant une définition externe de l’État. Elle s’est effectuée dans le cadre d’un parti politique unique qui ne pouvant assumer une autonomie de la décision politique a été remplacé par un multipartisme pour permettre à une administration militaire indirecte de s’exercer[1]. Le continuum social du politico-militaire ne s’est pas bouclé, la boucle s’est rompue au lieu de se différencier au sein de la société et de s’incorporer les nouvelles compétences.

Après la fin de l’occupation étrangère, l’administration politico-militaire a refusé de se généraliser en couvrant et unifiant l’ensemble du champ social pour se soumettre à une régularisation et à une différenciation progressive de l’activité sociale. L’administration s’est abstraite du processus de différenciation sociale aidée en cela par la même propension qui parcourait la société. L’opposition non complémentaire du politique et du militaire était partagée. Le congrès de la Soummam portait déjà un tel mouvement d’abstraction des civils et des militaires du processus de différenciation du corps social. Il consacrait dans les faits pour les acteurs politico-militaires une opposition conflictuelle non complémentaire du politique et du militaire qui se poursuivra plus tard. C’était le politique ou le militaire. Le déni de réalité fera que le contraire de ce qui devait être en principe sera consacré en pratique.

L’administration militaire a refusé d’administrer directement la société en préservant l’identité du politico-militaire, elle a préféré opter pour une séparation autoritaire des deux corps et une administration militaire indirecte de la société, au travers du parti unique puis du multipartisme. Avec l’armée extérieure, c’est pratiquement une organisation de la société de l’extérieur qui est consacrée. C’est aussi le triomphe de la sociologie occidentale de l’État et de la société. La défiance et l’opposition entre le civil et le militaire plongent leurs racines dans la société colonisée imprégnée du savoir colonial. Elles vont être actualisées par la situation postcoloniale. En rompant l’unité du continuum du travail social, du civil et du militaire, ce dernier se défiera du premier, car trop suspect de compromission avec l’étranger, trop vulnérable à l’influence étrangère. L’autonomie de la décision politique ne semblait plus pouvoir être protégée qu’au sein du corps militaire. L’administration s’est construite sur une différenciation du corps social en civils et militaires qui les a opposés radicalement en deux corps séparés au lieu de se construire sur leur opposition complémentaire. C’est que la société déstructurée soumise à une domination occidentale n’avait pas d’alternative claire a proposé.

Subjuguée par le monde occidental, la société indigène dans son combat anticolonial empruntera le modèle d’organisation de la modernité occidentale et s’appuiera sur ses valeurs … pour les retourner contre la colonisation. On s’empêtrera dedans. La continuité du corps social a été rompue dans sa complémentarité civile et militaire et l’esprit de corps social a été disjoint de la société pour être cantonné dans un espace militaire disjoint. L’esprit de corps militaire ne correspondait plus à une cristallisation de l’esprit de corps social. Le combat et l’organisation n’étaient plus au cœur de la dynamique sociale, l’organisation devenait un instrument de contrôle d’une  population maintenant assignée à un rôle passif.

L’administration politico-militaire se défaisait en parti politique unique et armée professionnelle qui reproduisaient une opposition foncière entre civils et militaires se surimposant à la dynamique sociale. L’administration politico-militaire, opposant toujours le politique et le militaire, maintenant sous la seule tutelle militaire indirecte, deviendra informelle. On ne se rend pas suffisamment compte que l’opposition du politique et du militaire et l’effacement progressif du parti politique sont le résultat logique de l’opposition foncière instaurée entre civils et militaires. Il y a LE civil et il y a LE militaire, pas de civil dans le militaire, pas de militaire dans le civil. Au lieu d’accompagner et d’approfondir la différenciation sociale des champs sociaux à partir de la différenciation sociale effective, sous l’hégémonie culturelle occidentale, le modèle westphalien de la construction par le haut de la société (modèle européen de différenciation de classes) s’est imposé. Le rattrapage de l’Occident n’a pas tenu compte de la qualité des conditions de départ de la différenciation sociale, il a pris les conditions dans lesquelles la population avait été dépossédée de l’initiative par la colonisation comme une donnée. Il est parti d’un état déstructuré de la société pour construire un état social à l’image des sociétés individualistes européennes. La société était présente dans le scénario projeté, mais atomisée et comme puissance passive. Le modèle westphalien de construction de l’État-nation, il faut le rappeler, présuppose une société de classes, car on ne veut toujours pas prendre en compte son historicité.

La différenciation sociale qui ne comprenait plus la différenciation civile et militaire dans sa dynamique sociale ne se détendra pas d’une différenciation claire des champs de l’activité sociale. Du civil naîtra un militaire, un combattant armé (lutte de libération), mais le militaire ne renaîtra pas en civil qui fabriquera ses armes. La boucle du civil et du militaire ne sera pas bouclée, ne continuera de se reproduire que leur opposition. Comment faire société sans une telle boucle ? La division sociale du travail instaurée ne donnera pas lieu à la formation des différentes armes du combat social et politique, des différents capitaux nécessaires à une société complexe. Le continuum confus du civil et du militaire (il a mis entre parenthèses le combattant) restera constant, leur opposition imposée à la dynamique sociale donnera lieu à la formation d’intérêts spécifiques  qui perturberont le processus de spécialisation.

De la croissance à la décroissance

Nous entrons dans une phase de décroissance économique mondiale qui va se traduire par une aggravation de la pauvreté dans les sociétés postcoloniales. L’organisation sociale, autrement dit la production et la répartition des ressources, doit se tenir au plus près des ressources disponibles afin de protéger la société de la dislocation. On ne pourra plus étendre le parc d’esclaves mécaniques qui a permis en partie d’éluder le problème de la nature des rapports sociaux. La force militaire doit disposer des ressources nécessaires au contrôle de la population et du territoire. La monopolisation de la violence par une classe sociale est impossible dans le cadre des États-nations postcoloniaux. Les ressources d’une telle classe ne seront jamais suffisantes pour assurer la protection et la valorisation des ressources dont dispose son territoire. C’est une monopolisation de la violence sur le monde extérieur qu’il faut conquérir et non sur le monde interne. Dans les sociétés européennes conquêtes internes et externes sont allées de pair. Dans les sociétés postcoloniales les conquêtes internes ne peuvent pas conduire aux conquêtes externes, c’est sur une échelle plus large que conquêtes internes et externes peuvent être conduites de pair, que les ressources peuvent être disponibles pour une conquête externe du monopole de la violence. Le monopole sur la violence a pu être conquis sur le monde extérieur de manière locale, il ne pourra pas être préservé à la même échelle. À l’intérieur, il faut neutraliser la violence, ce qui économisera les ressources nécessaires à la gestion interne de la violence que la monopolisation détourne d’un usage producteur.

Que l’on me permette une hypothèse risquée : les sociétés postcoloniales africaines doivent transformer l’opposition entre nomades et sédentaires en complémentarité civils et militaires. Les nomades de l’Afrique sont ses guerriers : contre eux, le contrôle du territoire sera coûteux et pourrait conduire à la faillite des États, avec eux, le contrôle du territoire peut-être effectif et à faibles coûts.

L’homme en général n’est pas de bonne ou de mauvaise nature, il l’est de circonstance. Il n’est pas mauvais de nature comme le suppose la théorie hobbesienne du politique, il n’est pas bon de nature comme le supposent d’autres doctrines. On peut dire que quand il fait prévaloir son intérêt particulier sur l’intérêt général, il est mauvais, destructeur, qu’il est bon dans le cas contraire. On peut en dire autant de la compétition. Dans une période de croissance, où le jeu est à somme non nulle, la compétition des intérêts personnels est enrichissante, dans une période de décroissance, autrement dit dans un jeu à somme nulle ou négative, la compétition est négative. Aussi entre la guerre et la compétition il y a continuum. Quand la compétition ne peut plus être pacifique, mais persiste, elle devient violente. Quand la compétition cesse d’inclure tout le monde, quand les exclus cessent d’être pris en charge par le monde de la compétition, la guerre, sourde ou verte, s’installe entre les « insiders » et les « outsiders ». Au plan politique et international, à l’extrême droite en Italie fait écho un autoritarisme en Tunisie, à un antagonisme Occident-reste du monde répond une militarisation en Afrique.

Il n’y a pas non plus de vraie doctrine politique, mais seulement des bonnes ou mauvaises doctrines selon les circonstances. Tout dépend de leurs conséquences. Une doctrine peut être bonne dans telles circonstances et mauvaise dans telles autres. Le libéralisme a été une bonne doctrine en période de croissance, il est une mauvaise doctrine en période de décroissance.

Le travailleur consommateur mondial a cédé le pouvoir à l’argent, aux producteurs sa consommation. Comme l’affirme la théorie libérale, le pouvoir appartient effectivement au consommateur : le consommateur est roi. Mais tous les rois ne sont pas du même genre. Fainéants, ils se sont fiés aux faiseurs d’argent. L’avenir de la planète dépend de lui, en bien ou en mal. Il favorisera sa consommation aux dépens de la planète ou sa planète aux dépens de sa consommation, la sécurité pour tous ou la pauvreté, la misère et la guerre. Les consommateurs du monde, ces rois fainéants, sont prêts à se faire la guerre, si la nature ne leur fait pas la guerre avant. La sécurité pour tous exige un autre rapport de l’individu à la nature et à la production. Un autre rapport que celui de l’opposition de la nature et de l’homme, de la soumission de la première au second. Un autre rapport du consommateur à la production, une reprise en main du consommateur responsable sur la production. La nature n’est pas passive, les sociétés non plus. Un rapport où les besoins fondamentaux de l’humanité sont d’abord des besoins naturels. Pour ce faire, il faut renoncer à opposer de manière non complémentaire nature et société, civil et militaire, et instaurer une propriété privée non exclusive. La propriété privée exclusive conduit à faire privilégier l’intérêt personnel sur l’intérêt collectif. La Terre est un bien commun que l’on ne peut plus exploiter dans un cadre autre que celui mondial. Dans le système Terre, l’action locale est globale. Une certaine planification mondiale qui exige de grands ensembles doit être envisagée. Tel pourrait être l’objectif stratégique des BRICS et de l’organisation africaine qui en faisant contrepoids à un Occident qui rechigne à remettre en cause son mode de vie, contribueraient à un tel objectif.


[1]J’ai commis un texte dans le passé que j’ai intitulé dictature par le bas. Je le dois à une dramatisation  excessive. Une administration militaire indirecte s’exerce en dessous d’un multipartisme de surface. Le parti unique a vu ses centres de décision se décentrer progressivement vers les sphères militaires, l’une d’entre elles en particulier, compte tenu des circonstances. Le parti unique comprenait civils et militaires, ces derniers s’en retireront, l’unité du politique et du militaire ne pouvant plus y tenir. Ce ne sont pas des putschs militaires qui assurent les transitions, rétablissent l’unité du politique et du militaire, mais des soulèvements populaires.


Spread the love

Publié

dans

par

Étiquettes :