Youssef Chebbi, cinéaste tunisien: “En Tunisie, on est toujours dans un moment d’expérimentation”

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“Ashkal” (formes) est le premier long métrage du cinéaste tunisien Youssef Chebbi. Il a été projeté en avant-première algérienne aux 18ème Rencontres cinématographique de Béjaia (RCB) qui se déroulent jusqu’au 28 septembre 2023. Le long métrage est un polar politique qui plonge dans l’univers mystérieux d’un chantier à l’arrêt dans la banlieue nord de Tunis.

Deux policiers enquêtent sur une série d’immolations dont la cause est inconnue. Le film, qui puise dans le fantastique, questionne l’après révolution de 2011 en Tunisie avec ses échecs, ses égarements et ses acquis. Ce n’est ni un réquisitoire ni un plaidoyer, mais un film qui pousse à la réflexion sur ce que peut être une société contemporaine livrée à des tourments. Rencontre avec un cinéaste qui promet.

24H Algérie: Le lieu où vous avez tourné le film, “Les Jardins de Carthage”, un projet immobilier inachevé de Zine El Abidine Benali à Tunis, a-t-il été un élément déclencheur de l’histoire ?

Youssef Chebbi: Toute l’idée du film est arrivée par la rencontre avec ce lieu. Un lieu que j’ai connu puisque ma mère y a construit sa maison après avoir été inscrite dans un programme de logements, cédé par l’Etat à des prix réduits. C’est une véritable ville cachée. On pense qu’il n’y a rien dedans. Je me suis rendu compte que c’était un espace immense avec un côté labyrinthique. J’avais le sentiment en me promenant d’être observé par les immeubles environnants. Je voulais que cette idée soit présente dans le film…

Les immeubles dont la construction est incomplète sont comme des personnages dans votre film. Les fenêtres ressemblent à des yeux ouverts et les portes à des bouches. Vous vous êtes donc bien baladé dans ce lieu curieux pour mieux saisir l’atmosphère…

Oui. J’ai fait beaucoup de repérages. J’ai aussi marché à plusieurs reprises. L’écriture du scénario ne s’est pas faite d’un coup. J’ai alterné des périodes d’écriture avec celles des repérages pour questionner le lieu directement avec l’image et la mise en scène et ne pas tout faire reposer sur une histoire qui viendrait réduire les possibilités du décor.

La Tunisie post-révolution est présente d’une manière ou d’une autre dans ce long métrage

Ce qui m’intéressait en premier était d’être dans un film fantastique. Un fantastique qui vient parasiter ce qui est considéré comme réel. Il était important de commencer par des choses repérables, définissables, familières. On attribue donc ce passé révolutionnaire à l’acte d’immolation (de Mohamed Bouaziz le 17 décembre 2010), considéré comme un geste politique. Il fallait commencer à déconstruire cette vérité pour aller vers quelque chose de moins définissable qui, de mon point de vue, existe dans l’acte en lui-même. Un acte qui peut être lu autrement que par la simple définition politique.

Dans votre film, l’immolation se fait dans un espace privé. La personne s’immole toute seule, contrairement à l’acte qui est habituellement commis dans un endroit public. C’est bien autre chose qu’une exposition en public d’un acte de désespoir. N’est-ce pas ?

Dans le film, on questionne la solitude de l’acte. L’immolation est généralement un geste fait pour être partagé, vu, pour que la société en soit témoin. S’immoler seul est une épreuve de solitude terrible pour la personne qui commet cet acte. Elle est seule dans sa tête, dans son corps et dans sa douleur. Je voulais écouter cette solitude et la placer dans une conviction d’après laquelle, l’acte d’immolation n’a pas pour objectif de créer une forme de réaction. Cela nous fait réfléchir sur ce côté-là. On prend toujours cela comme des causes nationales sans vraiment avoir une pensée aux personnes elles-mêmes qui disparaissent dans ce processus. J’ai donc voulu fouiller dans ce sujet…

L’immolation de Bouazizi a-t-elle laissé une trace, peut-être une plaie, dans la société tunisienne, treize ans après l’acte ? A-t-elle inspiré votre récit ?

On ne peut se détacher complètement de cela. L’image de Bouazizi a créé un traumatisme au sein de la société tunisienne. Pour moi, c’est une image iconique. Une image qui est le produit de cette société. Elle reste dans les esprits des citoyens tunisiens. C’est un acte qui impacte toujours la société tunisienne dans la direction qu’elle a prise depuis.


Pour vous, la révolution tunisienne fait désormais partie du récit national. Sans cette révolution, peut-être que votre film n’aurait jamais été réalisé. Le lien est bien là…

Bien sûr. Je ne peux pas dire que le film n’a rien à voir avec la révolution, mais ce n’est pas l’objectif du long métrage. Du moins, ce n’est pas ce qui m’a donné envie de faire ce film. Je voulais éviter de rendre hommage au récit national. Je pense que le film essaie de raconter autre chose, de voir l’envers de la médaille d’un tel événement. Aujourd’hui, on a l’impression que la révolution est un acquis, un acte officialisé, clair dans l’esprit de tout le monde. Il est donc intéressant de voir un autre versant. C’est une œuvre de fiction. On a besoin que la fiction vienne se frotter au réel et de créer une sorte de troisième couche de lecture.

La révolution tunisienne a-t-elle échoué ? A-t-elle réussi ?

Ce n’est pas à moi de le dire…

Et en tant qu’artiste ?

“En Tunisie, on est toujours dans un moment d’expérimentation”, de bouillonnement social. On a vu à quel point le peuple souhaite être libre. Ce sentiment de liberté est questionné aujourd’hui. Il y a encore des nostalgiques de l’ère Benali qui prétendent qu’à cette époque la Tunisie était plus sûre. Pour moi, il y a eu beaucoup d’acquis, mais on est encore loin de la société parfaite.

La question de la corruption est présente dans votre film, d’où la possibilité de parler d’un long métrage politique…

C’est la corruption qui a poussé les tunisiens vers la rue. Le ras-le-bol a provoqué la révolte. Cette corruption ne se cachait pas. Elle était partout comme une maladie au sein de la société. Il fallait donc évoquer l’institution policière dans le film. C’est un acteur important en Tunisie. Elle contrôle toujours la vie des gens. Pour moi, il était important de traiter cette histoire du point de vue policier. Pendant plus de vingt cinq, certains policiers vivaient dans une sorte de paradis. Ils faisaient absolument ce qu’ils voulaient. D’un seul coup, tout leur univers s’est effondré.

D’où le personnage de Batal, un homme presque perdu…

Oui. Dans le film, le peuple est présent mais il n’est pas au centre du récit parce que “Ashkal” n’est pas un long métrage sur la révolution. C’est plus un film sur le basculement qui peut être politique, religieux, révolutionnaire… C’est ouvert à toutes les interprétations.

L’élément religieux était bien visible dans votre long métrage avec le personnage de Batal qui fréquente la mosquée..La religion offre aussi un socle fictif et imaginaire qu’il faut explorer, cela fait partie de nos vies. La religion est présente dans notre société, c’est aussi une institution. Dans le film, on la traite comme quelque chose qui clame la vérité. Mais, encore une fois, la vérité, c’est quelque chose d’insaisissable. Libre à chacun de choisir de croire ou pas.

Le titre  “Ashkal” est-il lié aux formes des bâtiments filmés avec insistance dans votre long métrage  ou s’agit-il d’autre chose ?

C’est lié d’abord aux motifs que créent cette ville d’une manière autonome. Une ville abandonnée qui s’est construite elle-même. Au Jardin de Carthage, j’ai été frappé par toutes ces formes, ces carrés, ces triangles… le rapport à l’architecture de la ville est bien là. Il y a aussi la forme du corps après l’immolation, cela devient une silhouette.

Quel accueil a eu votre film, primé au Festival de Ouagadougou (Fespaco), lors de sa sortie en Tunisie ?

Le film est sorti en Tunisie en février 2023. Il a été plutôt bien accueilli avec beaucoup de spectateurs lors des projections. Ce qui a intéressé le spectateur, c’est de voir la Tunisie, traitée sous cet angle, dans un polar, un film de genre. Ce n’est pas très courant chez nous.

Et comment est le cinéma tunisien post révolution ?

Le cinéma tunisien cherche de plus en plus d’autres thématiques. Il se détache d’une forme de réalité, va explorer plus de fiction, plus d’imaginaire. Je trouve cela excitant. Cela démontre aussi la bonne santé d’une société. Il salutaire d’être dans l’imagination, d’oser, d’aller vers des récits fictifs, ne pas être toujours dans une sorte d’hommage au réel, aux combats sociaux. Cela prépare de belles choses.


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